10

 

 

— Quoi ? s’exclama-t-elle en trottinant derrière lui.

Il s’arrêta et se retourna pour la regarder.

— Je ne vais pas passer la nuit avec toi !

Hors de question. Elle n’aurait jamais dû le taquiner quant à un nouveau baiser dans son pick-up.

— Oh que si.

Il pivota et se remit en marche.

Elle le suivit vers la sortie de la salle, où se tenait Eduardo, un trousseau de clés à la main. Juarez et lui échangèrent quelques mots tandis qu’ils sortaient. Juarez bouscula Feenie pour la forcer à monter dans sa voiture et se glissa derrière le volant.

— Écoute, Juarez…

— Économise tes arguments.

Il démarra le moteur et vérifia tous les rétroviseurs. Il se dirigea vers le centre-ville de Mayfield en prenant des virages au hasard jusqu’à ce qu’elle soit complètement perdue. Est-ce qu’ils se dirigeaient vers Pecan Street ou vers chez lui ? Elle n’en avait aucune idée. Puis elle aperçut l’éclat scintillant de l’eau, ce qui signifiait qu’ils ne se trouvaient absolument pas près de chez elle.

— Juarez, je ne pense pas…

— Oui, fais ça.

— Hé, je suis en train de parler là ! J’ai dit que je ne passerais pas la nuit avec toi, et je le pensais !

Il pénétra dans un parking rempli de gravier, où un panneau peint à la main faisait de la publicité pour un marché aux crevettes et aux maquereaux. Il recula sa Silverado sur une place vers l’extérieur.

— On est où ? demanda-t-elle.

— À la marina de Bayside. Tu disais ?

Elle regarda autour d’elle. Plusieurs pontons s’étiraient sur l’eau, et des dizaines de mats de voiliers se découpaient dans le ciel nocturne. Le clair de lune scintillait sur l’eau et l’endroit semblait désert.

— Et on se… gare, pour l’amour du ciel ?

Il gloussa tout bas.

— J’y avais pas pensé. Mais on est garés.

Il se pencha et glissa sa main derrière son cou.

— Juarez…

— Écoute, tu es ici pour que je puisse te protéger. C’est tout.

Elle se libéra et regarda de nouveau autour d’elle.

— Tu veux dire que tu vis ici ? À la marina ?

— Ouaip.

— Genre, sur un bateau ?

— Ouaip.

— Et tu veux que je reste sur ton bateau avec toi ?

— Tu comprends vite.

Il ouvrit le sac à ses pieds, en sortit son Glock, et vérifia qu’il était bien chargé. Puis il inspecta la zone autour de son pick-up. Après un instant, il reposa son regard sur elle.

— Pas de rentre-dedans, promis, dit-il. Je veux juste pouvoir garder un œil sur toi.

Feenie le regarda et sentit sa détermination s’étioler. En toute honnêteté, elle s’était sentie plus en sécurité pendant les six dernières heures que depuis plusieurs semaines. Son corps hurlait pour une bonne nuit de sommeil, et avec Juarez sur ses gardes, elle pourrait l’avoir.

Ou du moins, c’est ce qu’elle espérait. Il avait dit pas de rentre-dedans, et elle était tentée de le prendre au mot. Même si, en l’occurrence, le vrai problème n’était pas forcément ses intentions à lui. Il était tout à fait possible qu’il ait plus de volonté qu’elle.

— Est-ce que ton bateau est équipé d’un détecteur de fumée ? demanda-t-elle.

Il sembla perplexe, et elle ne pouvait pas lui en vouloir. Son obsession des détecteurs de fumée était quelque peu bizarre.

— Désolé, pas de détecteur de fumée. Mais j’ai un extincteur sous l’évier.

Un évier. Alors il avait l’eau courante.

— Et est-ce que ton bateau a une douche ?

Il sourit.

— Tout le confort d’une maison. Bon sang, tu peux même prendre le lit.

— Si tu es dedans, je préfère par terre.

— C’est pas nécessaire. Je prendrai le canapé.

— Ton bateau a un canapé ?

— C’est plutôt une banquette.

Il haussa les épaules.

— Je serai très bien.

Elle le suivit sur le ponton. Ils dépassèrent des bateaux de ski nautique, des chaloupes et quelques yachts. Il s’arrêta devant un engin de pêche en fibre de verre et lui offrit sa main pour l’aider à monter à bord. Le bateau était spacieux, mais plutôt vieux, à en juger par l’état. Dans l’obscurité, Feenie ne pouvait en dire grand-chose d’autre. Il la guida au bas d’une courte échelle qui menait à la cabine, et lui montra la cuisine et la proue. Il alluma une lumière. Comme promis, il possédait une douche étroite. Il ouvrit un placard et lui tendit une serviette.

— Je dois sûrement pouvoir dénicher une brosse à dents quelque part, aussi. Et le lit est juste là-dedans.

Il désigna du menton un petit espace étroit qui occupait la coque.

— Fais comme chez toi.

Il la laissa seule dans la minuscule salle de bains et ferma la porte.

Feenie remarqua immédiatement le faible parfum de crème à raser. C’était une odeur tellement masculine qu’elle lui rappela que ça faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas partagé de domicile avec un homme. Josh avait toujours utilisé des eaux de Cologne coûteuses et que Feenie ne supportait pas, surtout quand elle avait réalisé qu’il s’en servait sûrement tout le temps pour couvrir d’autres genres d’odeurs dues aux nuits où il « travaillait tard ». À l’époque, elle ne les détestait pas, mais elle les détestait rétroactivement.

Un peu comme Josh.

Sur une intuition, Feenie ouvrit l’armoire à pharmacie de Juarez. C’était un horrible manque de convenance, certes, mais elle était assaillie par la curiosité. Ha ! Elle avait raison. Pas une seule bouteille d’eau de Cologne en vue. Seulement quelques rasoirs bleus jetables, un tube de dentifrice, un tube d’écran total et un flacon de crème à raser Gillette. Pour une raison curieuse, elle se sentit soulagée.

Mais alors, son regard se posa de nouveau sur l’écran total. C’était ce Bain de Soleil[10] qui coûtait très cher et convenait spécialement au visage. Quelque chose que définitivement seule une femme achèterait. Manifestement, Feenie n’était pas la première à passer du temps sur le bateau de Juarez.

Elle observa le flacon en se mordant la lèvre. La curiosité est un vilain défaut. C’est ce que la mère de Feenie avait l’habitude de dire quand elle trouvait Feenie et Rachel en train de fouiner partout pour trouver les cadeaux de Noël. Sauf que dans ce cas précis, peut-être que la curiosité était un défaut utile. Feenie referma l’armoire, retira ses vêtements et entra dans la cabine de douche.

Quand elle eut fini, elle se rendit dans la chambre et trouva un T-shirt soigneusement plié sur le lit. Elle l’enfila, éteignit la lumière à côté de la porte et se glissa sous les couvertures pour essayer de dormir.

Étant donné son état d’épuisement, elle pensait trouver instantanément le sommeil. Elle entendit la douche couler, du bruit dans la cuisine, puis les pas de Juarez sur le pont. Il se trouvait aussi loin d’elle qu’il était possible sans quitter le bateau. Bien. Elle aurait vraiment dû s’endormir. Mais elle n’arrivait pas à se détendre. C’était probablement à cause de l’adrénaline, ou de l’état de ses nerfs ou… quelque chose. Finalement, elle repoussa les couvertures et se rendit dans la cuisine. Elle ouvrit le mini-frigo et y trouva quelques canettes de bière Tecate. Elle s’en servit une et s’apprêtait à l’emporter sur le pont quand elle entendit des voix.

— C’est la partie qui n’a aucun sens, disait quelqu’un. Pourquoi pas les deux par-derrière ? Et ton type n’est pas censé avoir un entraînement militaire ?

— Ouais, un tireur d’élite.

Elle reconnut la voix de Juarez et se dirigea à pas feutrés vers l’échelle pour mieux entendre.

— OK, donc tu t’attends à ce qu’il fasse un truc subtil, c’est ça ? Comme se cacher à distance et se servir d’un télescope.

— Mais au lieu de ça, on a un pistolet à courte portée, dit Juarez.

— Un .45, pour les deux. Ce qui…

Le sol craqua sous les pieds de Feenie, et ils s’interrompirent. Ils l’avaient manifestement entendue, donc elle ferait aussi bien de se montrer.

— Salut, dit-elle en montant l’échelle.

Le type qui parlait avec Juarez était grand et costaud, mais c’est tout ce qu’elle pouvait distinguer sous le clair de lune.

— Je croyais que tu dormais.

Le regard de Juarez glissa sur elle, et elle ne savait pas s’il lui adressait ce regard échauffé parce qu’il aimait ou parce qu’il n’aimait pas qu’elle déambule dans son T-shirt San Antonio Spurs devant son ami.

— Je te présente Rick Peterson, mon ancien partenaire.

L’homme regarda Feenie avant de reposer les yeux sur Juarez.

— Désolé, mec. Je ne savais pas que tu avais de la compagnie.

— Il n’en a pas, répliqua-t-elle. Je veux dire, je ne fais que passer.

Ça n’arrangea rien non plus. Juarez se contentait de sourire d’un air satisfait.

— Je ne suis pas ce genre de compagnie-là.

— Voici Feenie Malone, finit par dire Juarez.

— M’dame.

Peterson hocha la tête et lui serra la main, ce qui lui fit une impression étrange, étant donné qu’elle ne portait presque rien et qu’elle avait toujours les cheveux humides. Quiconque avec deux grammes de cervelle en déduirait que Juarez et elle couchaient ensemble, et Juarez ne semblait pas le moins du monde pressé de rectifier cette impression.

— Peterson me mettait au courant du rapport balistique des meurtres de Martinez et Doring.

— Oh.

Comme si elle ne l’avait pas déjà compris.

— Feenie est journaliste, expliqua Juarez. Elle aime espionner.

Elle croisa les bras et se tourna vers Peterson.

— Alors, vous disiez ? À propos du .45 ?

Peterson jeta un regard à Juarez, manifestement pas certain de devoir continuer.

— C’est bon. Elle est dans la boucle.

Il s’éclaircit la voix.

— Je disais juste à Marco que les deux victimes ont été tuées par un .45 à courte portée. Ce qui est plutôt surprenant.

— Surprenant parce que ? demanda Feenie.

— Eh bien, m’dame, on leur a tiré dans la poitrine. Ça veut dire…

— Ça veut dire que les victimes connaissaient probablement leur agresseur parce qu’ils l’ont laissé s’approcher.

Ce n’était qu’une supposition, mais ça lui semblait assez logique.

Peterson haussa les sourcils et jeta un coup d’œil à Juarez.

— Je me trompe ?

Il pencha la tête sur le côté d’un air arrogant.

— Non, c’est possible. C’est possible aussi qu’ils ne connaissaient pas le tireur, mais qu’il ne semblait pas menaçant. Sinon, ils ne l’auraient pas laissé sortir une arme.

— Parce que les flics et les dealers sont totalement habitués aux mœurs de la rue, dit Feenie. Aucun moyen, qu’on les ait pris par surprise comme ça. C’est ce que vous dites ?

— Ça résume bien, répondit Juarez.

Peterson baissa les yeux sur sa montre.

— Écoute, Marco, il faut que je rentre. Je voulais juste te mettre au courant.

Il se tourna vers Feenie.

— Ravi de vous avoir rencontrée. J’apprécierais de ne rien lire à propos de cette conversation, vous savez, dans les journaux, ou où que ce soit d’autre.

Feenie sourit.

— Ça restera entre nous. Si vous voyez quoi que ce soit à ce propos dans le journal, ça ne viendra pas de moi.

— Merci.

Il fit un signe de tête à Juarez.

— Désolé de vous avoir interrompus.

Après son départ, Juarez s’installa sur le bateau du côté du quai et laissa ses jambes pendre par-dessus bord. Il s’était changé après sa douche et portait un jean et un T-shirt blanc. Feenie prit place à côté de lui.

— Merci de l’avoir laissé penser que j’étais une playmate, dit-elle.

— Hé, je t’ai pas dit de monter habillée comme ça. Qu’est-ce que tu voulais qu’il pense ?

— Je ne sais pas. J’imagine que j’y ai pas vraiment réfléchi avant qu’il soit trop tard.

— Tu veux dire avant qu’on te surprenne en train d’espionner ?

Elle roula des yeux.

Il cogna son genou contre le sien, taquin.

— Qu’est-ce qui s’est passé, en bas ? Impossible de dormir ?

— Non.

Elle but une gorgée de bière. Ils avaient une jolie vue sur la marina et sur la ligne de bateaux qui semblait sans fin. Elle adorait les bateaux, mais pas assez pour y vivre.

— Depuis quand est-ce que tu vis là ?

— Environ six mois, je crois. J’avais un appartement, mais c’est moins cher de vivre ici. Et c’est plus près du centre-ville, alors ça réduit les navettes.

Il sourit. Mayfield n’était pas assez grande pour que quiconque ait besoin de faire tant de navettes, alors il ne devait rester ici que par pur souci d’économie.

— Alors, depuis quand tu possèdes ce truc ? demanda-t-elle.

Son bateau semblait robuste, mais vieux. Il était très grand, cependant, au moins dix mètres de long.

— Il appartenait à mon père.

Il but une gorgée.

— Quand il est mort, mes trois frères et moi, on s’en servait pour aller pêcher. Mais ils n’habitent pas en ville, alors c’était surtout moi. Finalement, j’ai racheté leurs parts et je m’y suis installé.

— Waouh. Trois frères. Grande famille.

— Ouais.

Petit à petit, elle commençait à avoir un aperçu de sa vie personnelle. Mais elle devait être patiente, toutefois. Il ne semblait pas être du genre à s’ouvrir tout d’un coup.

— Que faisait ton père ? demanda-t-elle.

— Il était flic.

Intéressant. Il avait marché dans les pas de son père. Intéressant également qu’il n’ait pas donné de détails.

— Et ta mère ?

— Elle travaillait dans la petite enfance, dans une crèche. Mais elle a arrêté il y a un moment. Elle a commencé à avoir des problèmes de dos, sûrement à force de soulever des enfants tout le temps.

Il la regarda.

— Et toi, ta famille ?

Très astucieux. Cette question ramenait la conversation à elle sans même avoir l’air de vouloir la faire taire. S’il y avait bien une chose qu’elle savait reconnaître, c’étaient les techniques d’interview. Mettre le sujet à l’aise. Lui donner juste assez d’informations pour qu’il se sente bien, et le laisser parler.

— Eh bien, c’est juste mon père et moi, en fait. Ma mère et ma sœur sont mortes dans un accident de voiture quand j’étais petite.

Elle l’observa, mais ne put déchiffrer son expression. Ce n’était pas seulement à cause de l’obscurité – non, il était très doué pour masquer ses émotions. Il n’avait pas même cillé quand elle avait prononcé le mot mortes. C’est pourtant ce qui arrivait la plupart du temps.

— Mon père est à la retraite maintenant. Il était gérant d’une des raffineries de pétrole de la région, mais maintenant il vit à Port Aransas. Il passe le plus clair de son temps à pêcher et à chasser, des trucs comme ça.

— Parle-moi de ta mère.

Elle détourna les yeux.

— Tu sais, pour quelqu’un qui parle pas des masses, je te trouve plutôt direct, non ?

Il haussa les épaules.

— Je suis curieux.

Elle soupira.

— Je ne sais pas. Comme quoi ?

— Genre, comment elle était ? Une femme de carrière ? Une femme au foyer ? Ou, le genre cinglée ?

Elle rit doucement.

— Rien de tout ça, en fait. C’était juste, je sais pas, une maman, quoi. Elle était bibliothécaire dans une école élémentaire. Elle adorait lire. Elle adorait…

Sa voix s’estompa tandis qu’elle visualisait sa mère en train de chanter, de remuer les hanches d’avant en arrière quand elle faisait la vaisselle du dîner.

— Elle adorait… ?

Feenie sourit.

— Ça va sembler totalement ringard, mais elle adorait les Statler Brothers.

— Les Statler Brothers.

— Tu n’as probablement jamais entendu parler d’eux, je sais. C’était une espèce de quatuor de salon de coiffure du… je sais pas, du Tennessee, je crois ? Bref, ma mère les adorait. Je pense à elle quand je les entends, ce qui est assez rare, vraiment, parce que ça n’a rien à voir avec le top cinquante ou quoi que ce soit. Je ne les entends pratiquement que chez mon père. Il a gardé tous ses vieux albums.

— Les Startler Brothers, hein ? Flowers on the Wall, ce genre de truc ?

Il aurait pu se mettre à parler en chinois qu’elle n’aurait pas été plus stupéfaite.

— Tu les connais ?

— Bien sûr.

— C’est pas vrai. J’y crois pas…

— Je suis fan de Quentin Tarentino. La chanson est sur la bande son de Pulp Fiction, un de mes films préférés.

Le fait qu’il ne les connaisse que grâce à un film rendait la chose rien qu’un tout petit peu moins stupéfiante.

— OK, je suis officiellement impressionnée, dit-elle.

Il lui sourit sous le clair de lune et elle ressentit une vague de chaleur. Mais alors, ses réflexions redevinrent sérieuses.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas bien, dit-elle. C’est à propos de ta conversation avec Peterson.

— Je savais que t’écoutais.

— C’est ça, dit-elle en regardant le sourire qui se dessinait sur ses lèvres, illuminant son visage.

Il savait probablement déjà ce qu’elle était sur le point de demander.

— Si le type qui essaie de me tuer, selon toi, est un tireur d’élite, alors comment se fait-il que je ne sois pas encore morte ?

Il ne répondit rien pendant un moment.

— Je ne sais pas.

Ce n’était pas la réponse qu’elle espérait.

— Alors pourquoi tu t’embêtes avec toute cette histoire d’auto-défense ? Si tu as raison à propos de lui, je n’ai pas l’ombre d’une chance.

— Super attitude, dit-il. Je ne savais pas que tu étais aussi cynique.

— J’essaie juste d’être réaliste, là.

Elle avait surtout essayé d’avoir l’air dur, mais il avait dû percevoir la peur dans sa voix car il se pencha et, à sa grande surprise, lui prit la main. Et l’expression préoccupée sur son visage l’étonna encore plus.

— Avant tout, je ne sais pas qui en a après toi. Pas de manière certaine. Mais mes deux principaux suspects ont un entraînement militaire, c’est pour ça que je m’inquiète. Je veux que tu sois capable de te protéger au cas où ça deviendrait proche et personnel. Je sais que tu crois que je te suis partout parce que je suis paranoïaque ou que je veux juste te mettre dans mon lit, mais c’est pas ça. Je crois que ce mec pourrait essayer de t’enlever. Quand je serai pas là.

— Waouh, dit-elle.

Ses paroles lui donnaient des frissons.

— Si tu es dans la ligne de mire, poursuivit-il, c’est parce que tu as, ou que tu pourrais avoir des informations que quelqu’un ne veut pas que tu aies. Si c’est le cas, cette personne chercherait probablement une occasion de découvrir exactement ce que tu sais.

Son rythme cardiaque s’emballa.

— Tu veux dire… avant de me tuer ?

— Je ne sais pas.

Il lui serra la main.

— Mais ça m’inquiète.

Son cœur battait si vigoureusement qu’elle était certaine qu’il pouvait l’entendre. Elle se sentit effrayée, désorientée. Et par-dessus tout, elle ressentait une vague de tendresse inattendue envers Juarez. D’où sortait-il ce désir furieux de la protéger ? S’il était amoureux d’elle, ce serait une chose, mais elle ne sortait même pas avec lui. Elle baissa les yeux sur leurs mains jointes. Celle de Juarez était large, hâlée et rugueuse. La sienne était petite, douce et d’une blancheur de lis, en comparaison. Ils venaient de deux milieux totalement différents, mais, à cet instant précis, ce fait ne semblait pas avoir la moindre importance.

Elle releva la tête vers lui, et vit ses yeux sombres et ardents. Elle soutint son regard, essayant de décrypter ses pensées.

Mais alors son téléphone bourdonna, coupant court à leur instant d’intimité.

Il libéra sa main et sortit le téléphone de sa poche. Il détourna les yeux, et répondit.

— Juarez.

Une longue pause.

— Putain qui est à l’appareil ?

Il écarta brusquement le téléphone de son oreille pour vérifier le numéro.

— Écoute, espèce de putain de malade…

Il arrêta de parler et devint très silencieux.

— Où ?

Une autre longue pause.

— J’y serai. Et t’as intérêt à y être aussi.

Il referma brutalement son téléphone et sauta sur ses pieds.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Feenie en bondissant à son tour.

— Viens.

— Venir où ? C’était qui ?

Il l’attrapa par la main et la tira jusqu’à la porte de la cabine.

— Habille-toi. Et prends ton sac.

Il jeta un coup d’œil à sa montre.

— On a pas beaucoup de temps.

— De temps pour quoi ?

Il la regarda, la bouche fendue d’une ligne sinistre.

— On va faire une sortie éducative.

 

Juarez repéra le panneau pour Le Luv’s Truck Stop et se faufila péniblement à travers les deux voies pour prendre l’embranchement. Il fonçait, ignorant les ralentisseurs et les stops tandis qu’il cherchait à localiser une Ford Bronco noire. Elle n’était pas là. Il avait vingt minutes de retard, et celui qui avait appelé était peut-être déjà reparti. Ou peut-être qu’il ne s’était jamais pointé du tout. Ce serait bien sa foutue chance.

Le Luv’s était animé par les clients nocturnes – des camionneurs, pour la plupart, à en juger l’état du parking. Juarez ralentit son pick-up en passant devant l’entrée du restaurant. Des dizaines de personnes s’étaient rassemblées en cercles, fumant et bavardant. Il laissa son regard parcourir les visages illuminés par les projecteurs et les néons d’enseignes de bières, cherchant quelqu’un qui le regarderait trop attentivement. Il vit quelques femmes et un paquet d’hommes d’une cinquantaine d’années, portant chapeaux de cow-boy et santiags. Aucun d’entre eux ne ressemblait à un repris de justice en train de monter un sale coup.

Une jolie blonde en jean moulant se tenait près de la porte d’entrée et parlait au téléphone. Elle était petite, avec du monde au balcon, et lui fit penser à une autre jolie blonde, celle qu’il avait déposée chez Peterson sur le chemin. Feenie avait sauvagement protesté et traité Juarez de tous les noms abjects qu’elle connaissait – ce qui avait été un moment comique, vraiment – avant de réaliser que rien de ce qu’elle pourrait dire ne l’obligerait à lui expliquer ce qui se passait ou à l’emmener avec lui. Enfin, si cette rencontre se faisait jamais, Juarez s’attendait à ce qu’elle soit brève. Quoi qu’il en soit, il devait une fière chandelle à Peterson. Garder une femelle en furie méritait bien au moins une caisse de bière.

Juarez gara sa Silverado sur une place et prit un instant pour regarder autour de lui. Le côté opposé du parking était occupé par des poids lourds et quelques caravanes. À côté des pompes à essence, sous les lumières crues de la station-service, il repéra une Ford Bronco noire.

Le type était là.

Juarez sortit son Glock et le vérifia. Il le replaça dans son holster avant d’avancer vers la voiture dans la station et de s’arrêter le long du SUV déglingué.

Le gamin appuyé contre le véhicule ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il était complètement chauve, à part les quelques poils entre sa lèvre inférieure et son menton, et il portait un treillis olive et un T-shirt aux couleurs des SS Bootboys. Juarez remarqua un tatouage de croix gammée sur son avant-bras droit, ce qui confirma ses soupçons : le type était un skinhead. Le coup de fil de ce soir n’était donc pas une plaisanterie. Qui que ce soit, ce type connaissait des détails sur Paloma qui n’avaient pas été communiqués aux médias.

Cette saloperie lui avait parlé du tatouage de sa sœur, l’ange nu que Paloma s’était fait juste au-dessus de la hanche gauche pour son dix-huitième anniversaire. Peu de gens l’avaient vu. Juarez lui-même ne l’aurait jamais su s’il n’avait pas rendu visite à ses parents un dimanche où Paloma s’était promenée en bikini ; son père avait failli faire une attaque. Il se fichait que sa fille se soit fait tatouer, mais il trouvait que le dessin qu’elle avait choisi était un sacrilège.

Le skinhead examina Juarez d’un œil morne quand ce dernier sortit de son pick-up. Il était grand, mais décharné. Il avait probablement bénéficié de la protection d’un groupe de suprématie blanche en prison.

— Tu as amené l’argent ? demanda-t-il.

Juarez étudia la silhouette du type. Il ne portait pas d’arme, à moins d’avoir quelque chose planqué dans ses rangers. Mais ça ne voulait pas dire qu’il n’avait pas un pote armé jusqu’aux dents caché non loin, peut-être même dans le SUV.

— Hé, enfoiré ! Habla inglés ?

Juarez s’arrêta juste devant lui et croisa les bras.

— Oui.

— J’ai dit, tu m’as amené mon fric ?

— On va y venir. D’abord, je veux que tu me parles de ton compagnon de cellule.

Le gamin s’éloigna de la voiture et lui jeta un regard noir. Il était plus grand que Juarez de quelques centimètres, alors il supposait, à tort, qu’il pouvait le berner.

— Le fric d’abord. On s’est mis d’accord sur mille.

Juarez sortit un rouleau de billets de sa poche. Il retira la somme et la lui tendit.

— Voilà un acompte. Tu auras le reste quand j’aurai l’info.

— Je l’aurai quand je le déciderai, espèce de putain d’immigré.

En deux mouvements rapides, Juarez envoya un coup droit dans la gorge du gamin et lui fit une balayette. Il atterrit à plat sur le dos et Juarez le maîtrisa en appuyant son talon sur son sternum. Quelque chose remua dans la Bronco.

— Voilà ce qui va se passer, lui dit Juarez. D’abord, tu dis à ton pote de braquer son arme ailleurs. Ensuite, je te laisse te relever pour que tu me parles de ton compagnon de cellule sans attirer l’attention. Troisièmement, je te donne l’argent. Comprendre, espèce d’enfoiré ?

Le punk avait désormais les yeux écarquillés et luttait pour trouver de l’air. Ensuite, Juarez appuya encore sa botte et écarta sa veste pour que le gars puisse voir son Glock.

Le gamin jeta un coup d’œil à la Bronco et agita légèrement la tête. Juarez recula et le regarda se redresser péniblement. Son attention était concentrée sur la liasse de billets de Juarez.

— Il y a environ six mois, je faisais une mission à Sugar Land, dit-il d’une voix rauque. Ils m’ont embarqué avec ce type, Ruiz.

— Prénom, dit Juarez.

— J’sais pas, mec. On a été ensemble que quelques jours. Il se faisait juste appeler Ruiz. Il était là pour trafic de drogue.

— OK. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Il regarda de nouveau la liasse. Juarez avait l’impression que son ami et lui avaient besoin d’un fix.

— Il était toujours en train de se la ramener avec ses putains de connexions. Comme quoi il resterait pas là longtemps parce que quelqu’un allait s’occuper de lui.

— S’occuper de lui comment ?

— Sais pas. Mais il était intouchable. Il était pas particulièrement fort ou quoi que ce soit, mais personne l’a jamais emmerdé. Il disait qu’il était lié à Manny Saledo, et putain, c’était peut-être bien vrai.

L’histoire du gamin semblait vraie. Manny Saledo était un baron de la drogue notoire qui contrôlait une grande partie du marché de la marijuana au Mexique. Juarez voulait en savoir plus.

— Et ?

— Et il a été transféré quelques jours plus tard. La veille de son départ, il a commencé à se vanter sur la façon dont, quelques années auparavant, il avait aidé un type à kidnapper et torturer un couple de flics. Il a dit qu’il avait regardé le type les abattre et aidé à enterrer les corps.

Torture. Putain.

Juarez avala la bile qui lui montait à la gorge et regarda attentivement les yeux gris du gamin. Était-il possible qu’il soit en train de regarder le tueur de Paloma ?

Un poids lourd vint s’arrêter en grondant à côté d’une des pompes à essence. Juarez distingua du coin de l’œil le conducteur descendre de sa cabine, mais il n’arrivait pas à détacher ses yeux de ce punk maigrelet qui avait peut-être assassiné sa sœur. La poitrine de Juarez se serra et il n’arrivait presque plus à respirer. Il était étranglé par la rage.

Il fouilla les yeux du gamin, à la recherche de quelque chose, une lueur diabolique. Ou même de l’intelligence. Mais il n’y en avait pas. Le gamin semblait incapable d’enlever et de tuer secrètement deux flics. Il semblait à peine capable de braquer un magasin d’alcool.

— Où ça ? demanda Juarez par-dessus le bruit d’un autre poids lourd qui approchait.

— Où ça quoi ?

— Où est-ce qu’il a enterré les corps ?

Il leva les yeux au ciel.

— J’en sais foutrement rien ! C’est tout ce qu’il m’a dit.

Juarez lutta pour garder le contrôle.

— Comment tu t’appelles ?

— Alors là, aucune chance, mec. Tu crois que je veux avoir des ennuis avec Manny Saledo ?

Juarez commença à rempocher son argent, et le type se mit à paniquer.

— OK, OK ! Je m’appelle… Dave Johnson. Mais ça n’a rien à voir avec moi. J’ai rien à voir avec Ruiz, à part ces trois jours en taule. Je t’ai dit tout ce que je savais.

— Ah ouais ? Alors comment tu m’as trouvé ? Comment tu savais que ma sœur était officier de police et qu’elle avait disparu ?

Le coin de la lèvre du gamin s’agita nerveusement, et Juarez résista à l’envie de lui envoyer un coup dans les dents. Dave Johnson. Quel paquet de conneries.

— Internet, mec, répondit-il.

— Internet ?

— Ouais, j’ai vérifié sur le Web quand Ruiz est parti. J’ai trouvé quelques articles sur deux flics de San Antonio qui avaient disparu. Il parlait de ta ville natale, alors je t’ai cherché et retrouvé.

Ça ressemblait à un tissu de conneries, ça aussi. Il devait y avoir des dizaines de Juarez rien qu’à Mayfield. Alors quoi, est-ce qu’il avait sorti l’annuaire et les avait tous appelés ? Si c’était le cas, avait-il passé un foutu coup de téléphone à la mère de Juarez pour lui demander si sa fille avait disparu ? Juarez avait envie d’étriper ce type.

— Hé, j’ai pas toute la nuit. Où est le pognon ?

Juarez tendit la liasse. Quand le gamin tendit la main, Juarez la retira aussitôt.

— Hé !

Cette fois, il se rua en avant.

Juarez le plaqua violemment contre la Bronco et lui colla la joue contre la vitre. À travers la vitre teintée, Juarez distingua une fille potelée recroquevillée sur le siège arrière, une arme serrée dans les mains. Elle semblait effrayée, les yeux exorbités, et pointait l’arme droit vers le plafond. Quel couple de kékés. Juarez devait en finir.

— Comment tu m’as vraiment trouvé ? gronda Juarez à son oreille.

Le gamin puait les odeurs corporelles et le désespoir.

— Vraiment, mec. C’était par Internet. Je le jure. Tu as un site Web ! Gulf Shore Investigators. C’est comme ça que je t’ai trouvé.

Le camionneur qui remplissait son réservoir commençait à les regarder avec insistance, et Juarez relâcha sa prise. « Dave » retomba en arrière contre la voiture et regarda les mains de Juarez.

— Allez, mec, supplia-t-il. J’ai vraiment besoin de cet argent.

Juarez l’attrapa par le col et le tira vers lui.

— Si jamais tu appelles, ou tu touches, ou tu regardes seulement encore une fois quelqu’un du nom de Juarez, je te ferai regretter d’être né.

Juarez jeta un billet de cent dollars par terre et retourna vers son pick-up.

Quelle putain de nuit. Et elle n’était pas encore finie. À présent, il devait faire près de soixante kilomètres pour retourner à Mayfield et affronter le courroux de Feenie.